DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE TOUMI c. ITALIE

 

(Requête no 25716/09)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

5 avril 2011

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Toumi c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

         Françoise Tulkens, présidente,
         Ireneu Cabral Barreto,
         David Thór Björgvinsson,
         Dragoljub Popović,
         Giorgio Malinverni,
         András Sajó,
         Guido Raimondi, juges,
et de Stanley Naismith, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 mars 2011,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 25716/09) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant tunisien, M. Ali Ben Sassi Toumi (« le requérant »), a saisi la Cour le 17 mai 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me B. Manara, avocat à Milan. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Spatafora, et par son coagent, M. N. Lettieri.

3.  Le requérant allègue en particulier que son expulsion vers la Tunisie l’a exposé à un risque de torture et a violé son droit au respect de sa vie privée et familiale. Il considère également que la mise à exécution de la décision de l’expulser a enfreint son droit de recours individuel.

4.  Le 14 août 2009, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, elle a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  Le requérant est né en 1965 et réside actuellement en Tunisie. Il est marié à une ressortissante italienne et père de trois enfants en bas âge.

A.  Les investigations à l’encontre du requérant et la décision de l’expulser

6.  En 2003, le requérant, soupçonné notamment de terrorisme international (article 270 bis du code pénal) fut arrêté et placé en détention provisoire avec d’autres personnes.

7.  Par une décision du 24 janvier 2005, la juge de l’audience préliminaire (« le GUP ») de Milan relaxa le requérant de cette accusation. Elle le condamna par ailleurs à une peine de trois ans d’emprisonnement pour faux en écritures.

8.  Cette décision fut confirmée en appel le 28 novembre 2005. La cour d’assises d’appel conclut que le requérant faisait partie d’une association de malfaiteurs ayant pour objet la falsification de documents à des fins d’appui à l’immigration clandestine vers Italie et d’autres Etats européens.

9.  Le 11 octobre 2006, la Cour de cassation cassa l’arrêt d’appel et ordonna le renvoi de l’affaire devant les juges du fond.

10.  Par un arrêt du 23 octobre 2007, la cour d’assises d’appel de Milan condamna le requérant à une peine de six ans de détention pour le délit de terrorisme international. Le 11 juin 2008, la Cour de cassation confirma l’arrêt de la cour d’assises d’appel.

11.  Entre-temps, à une date non précisée, le tribunal de Tunis avait condamné le requérant par contumace pour le délit d’escroquerie. Le requérant allègue n’avoir pas eu connaissance de cette procédure, dont l’existence lui aurait été révélée par les membres de sa famille résidant en Tunisie.

12.  Le 18 mai 2009, le requérant, qui avait bénéficié d’une remise de peine, fut mis en liberté. Par un arrêté du même jour, le préfet de Crotone ordonna l’expulsion du requérant vers la Tunisie.

13.  Le 18 mai 2009, à la demande du requérant, la présidente de la deuxième section, en application de l’article 39 du règlement de la Cour, indiqua au gouvernement italien, dans l’intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure devant la Cour, de ne pas expulser le requérant vers la Tunisie jusqu’à nouvel ordre.

14.  Le 19 mai 2009, l’avocat du requérant informa le greffe de la Cour que son client avait été conduit dans le centre de rétention temporaire de Crotone en vue de l’exécution de son expulsion vers la Tunisie.

15.  Le même jour, la greffière de la deuxième section envoya à la représentation permanente de l’Italie à Strasbourg ainsi qu’au ministère des Affaires intérieures (Bureau UCARLI et Direction centrale de l’immigration et de la police frontalière), le message télécopié suivant :

« Par une lettre du 18 mai 2009 (ci-annexée), votre Gouvernement avait été informé que la présidente de la deuxième section de la Cour avait décidé de lui indiquer, en application de l’article 39 du règlement de la Cour, qu’il était souhaitable, dans l’intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure devant la Cour, de ne pas expulser le requérant vers la Tunisie jusqu’à nouvel ordre. Cette mesure provisoire n’a jamais été levée. La présidente, informée des nouvelles circonstances, a confirmé que cette indication était toujours en vigueur.

J’attire votre attention sur le jugement Saadi c. Italie du 28 février 2008 dans lequel la Grande Chambre a considéré, dans une affaire similaire que, dans l’éventualité de la mise à exécution de la décision d’expulser le requérant vers la Tunisie, il y aurait violation de l’article 3 de la Convention.

Une copie de la présente lettre a été transmise par fax au ministère des Affaires intérieures (Bureau UCARLI et Direction centrale de l’immigration et de la police frontalière). »

16.  Par une décision du 20 mai 2009, le juge de paix de Crotone valida la décision du préfet d’expulser le requérant tout en ordonnant un sursis de trente jours à l’exécution de l’expulsion

17.  Le 21 juin 2009, le requérant présenta une demande visant l’octroi du statut de refugié. Par une décision du 7 juillet 2009, la commission compétente rejeta la demande, compte tenu notamment de l’absence de risque pour le requérant d’être persécuté dans son pays d’origine et eu égard à la condamnation pour terrorisme international infligée par les juridictions italiennes.

18.  Par ailleurs, le 7 juillet 2009, le requérant attaqua devant la Cour de cassation la décision du juge de paix du 20 mai 2009. Cette procédure est toujours pendante.

19.  Le 24 juillet 2009, le représentant du requérant informa la Cour de ce que les autorités italiennes s’apprêtaient à exécuter l’expulsion du requérant. Le même jour, la greffière de la deuxième section envoya à la représentation permanente de l’Italie à Strasbourg ainsi qu’au ministère des Affaires intérieures (Bureau UCARLI et Direction centrale de l’immigration et de la police frontalière), le message télécopié suivant :

« Par des lettres des 18 et 19 mai 2009 (ci-annexées), votre Gouvernement avait été informé que la présidente de la deuxième section de la Cour avait décidé de lui indiquer, en application de l’article 39 du règlement de la Cour, qu’il était souhaitable, dans l’intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure devant la Cour, de ne pas expulser le requérant vers la Tunisie jusqu’à nouvel ordre. Cette mesure provisoire n’a jamais été levée. La présidente, informée des nouvelles circonstances, a confirmé que cette indication était toujours en vigueur.

J’attire encore une fois votre attention sur le jugement Saadi c. Italie du 28 février 2008 dans lequel la Grande Chambre a considéré, dans une affaire similaire que, dans l’éventualité de la mise à exécution de la décision d’expulser le requérant vers la Tunisie, il y aurait violation de l’article 3 de la Convention.

Une copie de la présente lettre a été transmise par fax au ministère des Affaires intérieures (Bureau UCARLI et Direction centrale de l’immigration et de la police frontalière). »

20.  Le 25 juillet 2009, le chef de la police (« Questore ») de Crotone ordonna l’exécution de l’arrêté d’expulsion du 18 mai 2009. Le même jour, le juge de paix de Crotone donna son accord à l’expulsion du requérant.

21.  L’expulsion de M. Toumi fut exécutée le 2 août 2009.

B.  Les assurances diplomatiques obtenues par les autorités italiennes

22.  Entre-temps, le 12 juin 2009, l’Ambassade d’Italie à Tunis adressa au ministère tunisien des Affaires étrangères la note verbale (no 2498) suivante :

« L’Ambassade d’Italie présente ses compliments au ministère des Affaires étrangères et se réfère à l’examen des procédures à suivre au sujet des recours pendants auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, présentés par des citoyens tunisiens, ayant fait ou qui pourraient faire l’objet de décrets d’expulsion.

L’Ambassade d’Italie remercie le ministère des Affaires étrangères et par son biais le ministère de la Justice et des droits de l’homme pour la concrète collaboration manifestée pour tous les cas déjà traités.

Conformément à ce qui avait été convenu lors de la réunion du 24 juillet 2008, les autorités italiennes ont l’honneur de soumettre par voie diplomatique leur requête d’éléments additionnels spécifiques, qui s’avèrent nécessaires dans le contentieux en cours devant la Cour de Strasbourg entre l’Italie et M. TOUMI Ali Ben Sassi, né à Tunis le 24 décembre 1965.

A cet effet, l’Ambassade d’Italie a l’honneur de demander au ministère des Affaires étrangères de bien vouloir saisir les autorités tunisiennes compétentes pour qu’elles puissent fournir par voie diplomatique les assurances spécifiques sur chacun de ces appelants se rapportant aux arguments suivants :

- en cas d’expulsion vers la Tunisie de l’appelant, dont l’identité sera spécifiée, il ne sera pas soumis à des tortures ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ;

- qu’il puisse être jugé par un tribunal indépendant et impartial, selon des procédures qui, dans l’ensemble, seront conformes aux principes d’un procès équitable et public ;

- qu’il puisse, durant sa détention, recevoir les visites de ses avocats, ainsi que des membres de sa famille et d’un médecin.

L’Ambassade d’Italie saurait gré au ministère des Affaires étrangères de bien vouloir lui faire parvenir avant le 20 juin 2009 les éléments requis et demeure à disposition des Autorités tunisiennes compétentes pour donner tout éclaircissement ultérieur estimé nécessaire.

L’Ambassade d’Italie remercie d’avance le ministère des Affaires étrangères pour l’attention qui sera réservée à la présente note et saisit l’occasion pour lui renouveler les assurances de sa haute considération. »

23.  Le 25 juin 2009, le ministère des Affaires étrangères tunisien fit parvenir sa réponse. En ses parties pertinentes, cette réponse se lit comme suit :

« Dans sa note verbale en date du 12 juin 2009, l’ambassade d’Italie à Tunis a sollicité, des autorités tunisiennes, les assurances, ci-après énumérées, concernant le citoyen Ali TOUMI, s’il venait à être rapatrié en Tunisie.

Il convient, tout d’abord, de rappeler que l’intéressé ne fait actuellement pas l’objet de poursuites en rapport avec des infractions terroristes. Le seul jugement rendu à son encontre est un jugement par défaut le condamnant à un an d’emprisonnement pour escroquerie. En effet, il est reproché au prévenu d’avoir constitué des sociétés fictives dont le seul dessin était de donner l’apparence qu’il disposait d’un crédit commercial et d’avoir réussi ainsi à extorquer, par ces manœuvres, d’importantes sommes d’argent.

Si l’intéressé venait à être expulsé vers la Tunisie, il sera déféré, dès son arrivée, devant la juridiction compétente. Il pourra alors exercer son droit à opposition, étant entendu que la recevabilité de l’opposition en la forme a pour conséquence, en application de l’article 182 du code de procédure pénale, d’anéantir le jugement attaqué et de permettre le réexamen de l’affaire au cours de laquelle il sera admis à présenter les moyens utiles à sa défense.

Lors de sa comparution devant le juge, l’intéressé bénéficiera obligatoirement de l’assistance d’un ou de plusieurs avocats de son choix. S’il s’avère qu’il n’en a pas les moyens, un avocat lui sera commis d’office aux frais de l’Etat. Le juge décidera par la suite de la remise du prévenu en liberté ou décernera un mandat de dépôt à son encontre. Il jouira, tout au long de son procès, de l’ensemble des garanties suivantes :

I.  La garantie du respect de la dignité de l’intéressé

Le respect de la dignité de l’intéressé est garanti, son origine réside dans le principe du respect de la dignité de toute personne quel que soit l’état dans lequel elle se trouve. Il s’agit là d’un principe fondamental reconnu par le droit tunisien et garanti pour toute personne et plus particulièrement pour les détenus auxquels une protection particulière est accordée par la loi.

Il est utile à cet égard de rappeler que l’article 13 de la Constitution tunisienne dispose dans son alinéa 2 que « tout individu ayant perdu sa liberté est traité humainement, dans le respect de sa dignité. »

La Tunisie a par ailleurs ratifié sans aucune réserve la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Elle a ainsi reconnu la compétence du comité contre la torture pour recevoir et examiner les communications présentées par ou pour le compte des particuliers relevant de sa juridiction qui prétendent être victimes de violation des dispositions de la Convention [ratification par la loi no 88-79 du 11 juillet 1988. Journal Officiel de la République tunisienne no 48 du 12-15 juillet 1988, page 1035 (annexe no 1)].

Les dispositions de ladite Convention ont été transposées en droit interne, l’article 101 bis du code pénal définit la torture comme étant « tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou lorsque la douleur ou les souffrances aiguës sont infligées pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit. »

Le législateur a prévu des peines sévères pour ce genre d’infractions, ainsi l’article 101 bis suscité dispose qu’« est puni d’un emprisonnement de huit ans le fonctionnaire ou assimilé qui soumet une personne à la torture et ce, dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions. »

Il est à signaler que la garde à vue est, selon l’article 12 de la Constitution, soumise au contrôle judiciaire et qu’il ne peut être procédé à la détention préventive que sur ordre juridictionnel. Il est interdit de soumettre quiconque à une garde à vue ou à une détention arbitraire. Plusieurs garanties accompagnent la procédure de la garde à vue et tendent à assurer le respect de l’intégrité physique et morale du détenu dont notamment :

- Le droit de la personne gardée à vue dès son arrestation d’informer les membres de sa famille.

- Le droit de demander au cours du délai de la garde à vue ou à son expiration d’être soumis à un examen médical. Ce droit peut être exercé le cas échéant par les membres de la famille.

- La durée de la détention préventive est réglementée, son prolongement est exceptionnel et doit être motivé par le juge.

Il y a lieu également de noter que la loi du 14 mai 2001 relative à l’organisation des prisons dispose dans son article premier qu’elle a pour objectif de régir « les conditions de détention dans les prisons en vue d’assurer l’intégrité physique et morale du détenu, de le préparer à la vie libre et d’aider à sa réinsertion. »

Ce dispositif législatif est renforcé par la mise en place d’un système de contrôle destiné à assurer le respect effectif de la dignité des détenus. Il s’agit de plusieurs types de contrôles effectués par divers organes et institutions :

- Il y a d’abord un contrôle judiciaire assuré par le juge d’exécution des peines tenu, selon les termes de l’article 342-3 du code de procédure pénale tunisien, [de] visiter l’établissement pénitentiaire relevant de son ressort pour prendre connaissance des conditions des détenus, ces visites sont dans la pratique effectuées en moyenne à raison de deux fois par semaine.

- Il y a ensuite le contrôle effectué par le comité supérieur des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le président de cette institution nationale indépendante peut effectuer des visites inopinées aux établissements pénitentiaires pour s’enquérir de l’état des détenus et des conditions de leur détention.

- Il y a également le contrôle administratif interne effectué par les services de l’inspection générale du ministère de la Justice et des droits de l’homme et l’inspection générale relevant de la direction générale des prisons et de la rééducation. Il est à noter dans ce cadre que l’administration pénitentiaire relève du ministère de la Justice et que les inspecteurs dudit ministère sont des magistrats de formation ce qui constitue une garantie supplémentaire d’un contrôle rigoureux des conditions de détention.

- Il faut enfin signaler que le comité international de la Croix-Rouge est habilité depuis 2005 à effectuer des visites dans les lieux de détention, prisons et locaux de la police habilités à accueillir des détenus gardés à vue. A l’issue de ces visites des rapports détaillés sont établis et des rencontres sont organisées avec les services concernés pour mettre en œuvre les recommandations formulées par le comité.

Les autorités tunisiennes rappellent qu’elles n’hésitent point à enquêter sur toutes les allégations de torture chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables laissant croire qu’un acte de mauvais traitements a été commis. On citera en illustration quatre exemples :

Le premier exemple concerne quatre agents de l’ordre soupçonnés d’avoir maltraité un prévenu, pendant sa garde à vue, causant son décès. Reconnus coupables des faits qui leur sont reprochés, deux de ses agents ont été condamnés chacun à vingt ans d’emprisonnement pour coups et blessures volontaires ayant causé la mort sans intention de la donner, les deux autres ont été condamnés respectivement à quinze et dix ans d’emprisonnement pour complicité (arrêt rendu par la cour d’appel de Tunis le 3 mars 2009). Le deuxième exemple concerne un agent de police qui a été poursuivi pour coups et blessures volontaires et qui a été condamné à 15 ans d’emprisonnement par un arrêt rendu par la cour d’appel de Tunis le 2 avril 2002. Le troisième exemple concerne trois agents de l’administration pénitentiaire qui ont maltraité un détenu, suite à une enquête ouverte à ce sujet les trois agents ont été déférés devant la justice et ont été condamnés chacun à quatre ans d’emprisonnement par un arrêt de la cour d’appel de Tunis rendu le 25 janvier 2002. Le quatrième exemple concerne deux agents de l’ordre qui ont fait usage, dans le cadre de leurs fonctions, de violences à l’égard de deux citoyens. Poursuivis, ils ont été condamnés chacun à deux ans d’emprisonnement (arrêt rendu par la cour d’appel de Monastir le 11 juin 2009).

Ces quatre exemples démontrent que les autorités tunisiennes ne tolèrent aucun mauvais traitement en n’hésitent pas à engager les poursuites nécessaires contre les agents chargés de l’application de la loi chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables laissant croire que des actes de telle nature auraient été commis.

Les quelques cas de condamnation pour mauvais traitements ont été signalés dans le rapport présenté par la Tunisie devant le Conseil des droits de l’homme et devant le Comité des droits de l’homme dénotant ainsi de la politique volontariste de l’État à poursuivre et réprimer tout acte de torture ou de mauvais traitements ce qui est de nature à réfuter toute allégation de violation systématique des droits de l’homme.

En conclusion, il est évident que :

- Si Ali TOUMI serait expulsé vers la Tunisie, il sera présenté à un juge et bénéficiera de l’assistance d’un avocat.

- L’intéressé pourra exercer son droit à opposition contre le jugement rendu à son encontre. La recevabilité de l’opposition a pour effet d’anéantir le jugement et l’affaire sera réexaminée.

- L’autorité judiciaire compétente décidera soit de la libération soit de l’émission d’un mandat de dépôt à son encontre.

- En tout état de cause, l’intéressé bénéficiera de toutes les garanties d’un procès équitable outre son intégrité physique et morale.

II. La garantie d’un procès équitable à l’intéressé :

Ali TOUMI est poursuivi pour l’infraction d’escroquerie. S’il venait à être remis à la Tunisie, l’intéressé bénéficiera de procédures de poursuite, d’instruction et de jugement offrant toutes les garanties nécessaires à un procès équitable dont notamment :

- Le respect du principe de la séparation entre les autorités de poursuite, d’instruction et de jugement.

- L’instruction en matière de crimes est obligatoire. Elle obéit au principe du double degré de juridiction (juge d’instruction et chambre d’accusation).

- Les audiences de jugement sont publiques et respectent le principe du contradictoire.

- Toute personne soupçonnée de crime a obligatoirement droit à l’assistance d’un ou plusieurs avocats de son choix. Il lui en est, au besoin, commis un d’office et les frais sont supportés par l’Etat. L’assistance de l’avocat se poursuit pendant toutes les étapes de la procédure : instruction préparatoire et phase de jugement.

- L’examen des crimes est de la compétence des cours criminelles qui sont formées de cinq magistrats, cette formation élargie renforce les garanties du prévenu.

- Le principe du double degré de juridiction en matière criminelle est consacré par le droit tunisien. Le droit de faire appel des jugements de condamnation est donc un droit fondamental pour le prévenu.

- Aucune condamnation ne peut être rendue que sur la base de preuves solides ayant fait l’objet de débats contradictoires devant la juridiction compétente. Même l’aveu du prévenu n’est pas considéré comme une preuve déterminante. Cette position a été confirmée par l’arrêt de la Cour de cassation tunisienne no 12150 du 26 janvier 2005 par lequel la Cour a affirmé que l’aveu extorqué par violence est nul et non avenu et ce, en application de l’article 152 du code de procédure pénale qui dispose que : « l’aveu, comme tout élément de preuve, est laissé à la libre appréciation des juges ». Le juge doit donc apprécier toutes les preuves qui lui sont présentées afin de décider de la force probante à conférer aux dites preuves d’après son intime conviction.

III. La garantie du droit de recevoir des visites :

Si l’arrestation de l’intéressé venait à être décidée par l’autorité judiciaire compétente, il bénéficiera des droits garantis par la loi du 14 mai 2001 relative à l’organisation des prisons. Cette loi consacre le droit de tout prévenu à recevoir la visite de l’avocat chargé de sa défense, sans la présence d’un agent de la prison ainsi que la visite des membres de sa famille. Si son arrestation était décidée, l’intéressé jouira de ce droit conformément à la réglementation en vigueur et sans restriction aucune.

IV. La garantie du droit de bénéficier des soins médicaux :

La loi précitée relative à l’organisation des prisons dispose que tout détenu a droit à la gratuité des soins et des médicaments à l’intérieur des prisons et, à défaut, dans les établissement hospitaliers. En outre, l’article 336 du code de procédure pénale autorise le juge d’exécution des peines à soumettre le condamné à examen médical.

Si l’arrestation de l’intéressé était décidée, il sera soumis à l’examen médical de première admission dans l’unité pénitentiaire. Il pourra, d’autre part, bénéficier ultérieurement d’un suivi médical dans le cadre d’examens périodiques.

Les autorités tunisiennes réitèrent leur volonté de coopérer pleinement avec la partie italienne en lui fournissant toutes les informations et les données utiles à sa défense dans la procédure en cours devant la Cour européenne des droits de l’homme ».

C.  Les informations concernant la situation du requérant après son expulsion

24.  Le requérant affirme avoir été arrêté aussitôt après son arrivée à Tunis, le 2 août 2009, et avoir été libéré le 12 août 2009. Pendant sa détention, il aurait été torturé par la police.

En outre, le requérant affirme n’avoir été libéré que suite à son engagement à garder le silence au sujet de sa détention et soutient faire l’objet de menaces continues de la part des forces de police.

25.  Selon les informations fournies par le Gouvernement, le 19 octobre 2009, l’ambassade d’Italie à Tunis sollicita du ministère tunisien des Affaires étrangères des informations complémentaires concernant la situation du requérant.

Le même jour, le ministère des Affaires étrangères fit parvenir sa réponse. Elle se lit comme suit :

« Il convient de préciser tout d’abord que la détention de l’intéressé n’a duré que trois jours, suite auxquels il a été remis en liberté.

La première procédure (à l’encontre du requérant) concerne le jugement par défaut rendu par la cour d’appel de Tunis, le 23 décembre 2003, le condamnant à un an d’emprisonnement pour faits d’escroquerie.

L’intéressé a été présenté, en date du 7 août 2009, à la cour d’appel de Tunis, a fait opposition au jugement et a été aussitôt remis en liberté.

L’affaire, reportée à l’audience du 1er décembre 2009, suit actuellement son cours.

La deuxième procédure concerne des poursuites judiciaires pour appartenance, hors du territoire de la république tunisienne, à une entente criminelle en rapport avec des infractions terroristes. L’intéressé a été placé, le 7 août 2009, sous mandat de dépôt en attendant son interrogatoire.

Procédant à l’interrogatoire du prévenu, en date du 10 août 2009, en présence de son avocat, le juge d’instruction a donné suite à la demande de la défense de remettre le prévenu en liberté en attendant la suite de la procédure. L’affaire suit également son cours, l’intéressé jouissant de toute sa liberté.

(...). »

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

26.  Les recours qu’il est possible de former contre un arrêté d’expulsion en Italie et les règles régissant la réouverture d’un procès par défaut en Tunisie sont décrits dans Saadi c. Italie ([GC], no 37201/06, §§ 58-60, 28 février 2008).

III.  TEXTES ET DOCUMENTS INTERNATIONAUX

27.  On trouve dans l’arrêt Saadi précité une description des textes, documents internationaux et sources d’informations suivants : l’accord de coopération en matière de lutte contre la criminalité signé par l’Italie et la Tunisie et l’accord d’association entre la Tunisie, l’Union européenne et ses Etats membres (§§ 61-62) ; les articles 1, 32 et 33 de la Convention des Nations unies de 1951 relative au statut des réfugiés (§ 63) ; les lignes directrices du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe (§ 64) ; les rapports relatifs à la Tunisie d’Amnesty International (§§ 65-72) et de Human Rights Watch (§§ 73-79) ; les activités du Comité international de la Croix-Rouge (§§ 80-81) ; le rapport du Département d’Etat américain relatif aux droits de l’homme en Tunisie (§§ 82-93) ; les autres sources d’informations relatives au respect des droits de l’homme en Tunisie (§ 94).

28.  Après l’adoption de l’arrêt Saadi, Amnesty International a publié son rapport annuel 2008. Les parties pertinentes de la section de ce rapport consacrée à la Tunisie sont relatées dans Ben Khemais c. Italie, n246/07, § 34, 2009-...).

29.  En outre, le 26 janvier 2010, suite à une visite en Tunisie du 22 au 26 janvier 2010, le Rapporteur spécial des Nations Unies pour la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, M. Martin Scheinin, publia la déclaration qui suit :

« J’aimerais exprimer ma reconnaissance au Gouvernement de la Tunisie, qui m’a apporté sa coopération pendant ma mission. J’ai pu discuter longuement et en toute transparence avec de nombreux interlocuteurs représentant les autorités et la société civile. J’ai mené des entretiens fructueux avec le Ministre des Affaires Etrangères, le Ministre de la Justice et des Droits de l’Homme, les représentants du ministère de l’intérieur, des juges, des parlementaires et le Comité Supérieur des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales. J’ai également rencontré les représentants de la communauté internationale, des avocats, des universitaires et des organisations non-gouvernementales, y compris les organisations des droits de l’homme et des organisations de défense des victimes du terrorisme au sujet de la loi et de la pratique anti-terroriste du pays.

Par ailleurs, j’ai visité les locaux de garde à vue de la police à Bouchoucha ainsi que la prison de Mournaguia, où j’ai pu m’entretenir avec plusieurs personnes soupçonnées ou inculpés de crimes terroristes. Je tiens à remercier tous mes interlocuteurs, y compris les détenus, ainsi que les victimes d’actes terroristes et leurs familles qui ont bien voulu me parler. Tout cela m’a permis de connaître la situation pour évaluer d’une manière objective le respect des droits de l’homme dans le contexte anti-terroriste en Tunisie.

Chaque Etat a l’obligation de protéger la vie et l’intégrité de ses citoyens et résidents et de les mettre à l’abri de menaces émanant du terrorisme. Mais en même temps, les normes internationales en matière de droits de l’homme doivent être entièrement respectées, y compris les droits des personnes soupçonnées d’être impliquées dans des crimes terroristes. La Tunisie a souvent répété ses engagements à cette fin, notamment en ratifiant la plupart des Conventions internationales ayant trait aux droits de l’homme et au terrorisme. L’invitation qui m’a été faite est, me semble-t-il, un pas important dans cette voie. Je remettrai un rapport complet à l’une des sessions à venir du Conseil des Droits de l’Homme. Voici quelques-unes des observations essentielles à la fin de ma visite.

Cadre juridique

S’agissant du cadre juridique, je salue quelques amendements apportés récemment à la loi, en particulier une rédaction plus précise des dispositions concernant l’incitation, l’abolition des « juges sans visages » et le renforcement des garanties liées à la prolongation de la garde à vue. Cependant la loi anti-terroriste de 2003 comporte encore certaines lacunes qui, à l’instar de nombreux autres pays, sont imputables à la définition du terrorisme : les normes internationales exigent que tous les éléments d’un crime soient exprimés explicitement et avec précision dans les définitions juridiques. Je l’ai toujours souligné, la violence à issue fatale ou toute autre violence physique grave contre tout ou une partie du grand public devrait être au cœur de toute définition du terrorisme (Article 15 du Pacte international sur les droits civils et politiques). Ce n’est pas le cas en Tunisie : dans la majorité des cas depuis 2003,
de simples intentions sont punies, qu’il s’agisse de « planification » ou « d’appartenance », cette dernière notion renvoyant à des organisations ou groupes vaguement définis. On m’a parlé de nombreux cas de jeunes hommes, et j’en ai vu quelques-uns, dont le principal crime était d’avoir téléchargé ou regardé certaines émissions en ligne, ou de s’être réunis avec d’autres pour discuter de questions religieuses.

Les autorités ne m’ont toujours pas remis de statistiques précises sur le nombre d’affaires pour terrorisme jugées dans les tribunaux tunisiens ces dernières années. Le terrorisme n’est pas un phénomène courant en Tunisie, et cependant il semble que le champ d’application des dispositions anti-terroristes est beaucoup trop large et devrait être limité. Comme dans d’autres pays, je vois là un risque de « pente savonneuse », qui non seulement aboutit à la condamnation de personnes pour terrorisme, qui ne méritent pas d’être ainsi stigmatisées, mais met également en péril l’efficacité de la lutte anti-terroriste en banalisant le phénomène.

La loi tunisienne interdit la torture, et le pays est Partie à la Convention contre la torture. Cependant, il n’existe apparemment pas de dispositions claires exigeant des juges l’ouverture une instruction « ex-officio » lorsque des allégations de torture sont faites devant les tribunaux, ni la motivation de leur rejet d’une plainte pour torture ou d’exclure toute preuve ou aveu obtenus sous la torture. Ces carences du cadre juridique peuvent ériger un bouclier d’impunité pour les auteurs de torture ou de mauvais traitements.

Écart entre la loi et la réalité

L’expérience la plus troublante que j’ai faite pendant ma mission était de constater de graves incohérences entre la loi et ce qui se passait dans la réalité, selon les informations que j’ai reçues. Je continuerai de coopérer avec le Gouvernement pour rédiger un rapport complet, mais dans l’intervalle j’ai décidé d’exprimer quelques-unes de mes principales préoccupations :

- Il semblerait, et les autorités l’ont admis, que la date d’arrestation peut être postdatée, ce qui revient à contourner les règles relatives à la durée permissible d’une garde à vue, constituant ainsi la détention au secret et la disparition de la personne;

- Le recours fréquent aux aveux comme élément de preuve devant les tribunaux, en absence d’enquête appropriée sur les allégations de torture ou d’autres mauvais traitements;

- Les garanties inappropriées contre la torture, comme par exemple l’accès à un examen médical indépendant et l’accès à un avocat dès l’arrestation, plutôt qu’après la première comparution devant le juge d’instruction;

- Le nombre excessivement faible de poursuites ou d’autres conclusions précises relatives à la torture par rapport à la fréquence des allégations.

Il est vrai qu’à bien des égards, les autorités tunisiennes ont agi en toute transparence pendant ma visite, néanmoins on m’a refusé l’accès aux locaux d’interrogatoire de la Police Judiciaire (notamment la Sous-direction pour les affaires criminelles), toujours connue comme “Direction de la Sécurité d’État”, et ce en dépit de mes nombreuses demandes. Ceci est d’autant plus troublant que les allégations de torture ou de mauvais traitements concernent le rôle de la police judiciaire avant l’enregistrement officiel de la garde à vue, pendant l’instruction/interrogatoire, ou lorsqu’un détenu en attente de procès est sorti de la prison pour les besoins de l’enquête.

Stratégie de lutte contre le terrorisme

Je suis convaincu que la démarche à piliers multiples pour prévenir le terrorisme grâce aux mesures sociales, d’enseignement et de non-discrimination, adoptées par la Tunisie est un excellent exemple qui mérite réflexion. Je crains cependant que l’acquis de ces politiques indéniablement positives soit aisément compromis par les violations de la loi qui, comme toujours, hypothèquent le succès de la lutte contre le terrorisme.

Je reprends à mon compte les recommandations de quelques mécanismes des Nations Unies en matière de droits de l’homme récemment adressées à la Tunisie, tout en l’encourageant à continuer d’investir dans le domaine de l’enseignement, à combler le fossé social et à combattre la pauvreté. J’espère coopérer comme par le passé avec le Gouvernement au cours des mois à venir pour mettre au point le rapport complet de la mission. »

30.  Dans sa résolution 1433(2005), relative à la légalité de la détention de personnes par les Etats-Unis à Guantánamo Bay, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a demandé au gouvernement américain, entre autres, « de ne pas renvoyer ou transférer les détenus en se fondant sur des « assurances diplomatiques » de pays connus pour recourir systématiquement à la torture et dans tous les cas si l’absence de risque de mauvais traitement n’est pas fermement établie ».

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

31.  Le requérant allègue que son expulsion vers la Tunisie l’expose au risque d’être torturé. Il invoque l’article 3 de la Convention.

Cette disposition se lit ainsi :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

32.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A.  Sur la recevabilité

1.  L’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement

33.  Le Gouvernement excipe tout d’abord du non-épuisement des voies de recours internes, au motif que le requérant n’aurait pas dûment contesté devant les juridictions nationales la mesure d’expulsion à son encontre.

34.  La Cour relève que l’expulsion du requérant a été exécutée sur la base d’un arrêté du préfet de Crotone du 18 mai 2009, validé par une décision du juge de paix du 20 mai 2009. Le requérant attaqua ladite décision devant la Cour de cassation. Cependant, l’arrêté d’expulsion fut exécuté, le 2 août 2009, lorsque la procédure devant la haute juridiction était encore pendante.

Le Gouvernement n’a pas indiqué quelles autres voies de recours auraient pu être exercées par le requérant pour obtenir l’annulation de l’arrêté d’expulsion litigieux et empêcher son expulsion.

35.  Il s’ensuit que l’exception préliminaire du Gouvernement ne saurait être retenue.

2.  Autres motifs d’irrecevabilité

36.  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Arguments des parties

37.  Le requérant affirme avoir été arrêté dès son arrivée en Tunisie, le 2 août 2009, et avoir été libéré le 12 août 2009. Contrairement aux dires des autorités tunisiennes, sa détention s’est donc prolongée pendant dix jours, durant lesquels il fut torturé par la police.

38.  Le requérant soutient avoir été libéré seulement suite à son engagement à garder le silence au sujet de sa détention et des tortures subies. En outre, il ferait l’objet de menaces et de provocations continues après sa libération. Le requérant affirme courir le risque d’être arrêté à nouveau et torturé à tout moment.

39.  Il allègue que plusieurs tunisiens expulsés sous le prétexte qu’ils seraient des terroristes n’ont plus donné signe de vie. Les enquêtes menées par Amnesty International et par le Département d’État des États-Unis d’Amérique, qui démontreraient que la torture est pratiquée en Tunisie, confirmeraient cette allégation. La thèse du Gouvernement, qui soutient que la situation des droits de l’homme en Tunisie s’est améliorée, ne reposerait sur aucun élément objectif.

40.  Le requérant affirme que les assurances diplomatiques fournies par la Tunisie sont dépourvues de toute fiabilité. Il en veut pour preuve le fait d’avoir été arrêté et placé en garde à vue aussitôt après son arrivée en Tunisie, contrairement aux garanties fournies par les autorités tunisiennes et sans aucune raison valable. En effet, ni lui ni son avocat auraient eu accès à son dossier pour vérifier les accusations qui lui sont reprochées. Par ailleurs, l’affirmation des autorités tunisiennes selon laquelle sa garde à vue s’inscrit dans le cadre d’une procédure pour terrorisme n’a pas été corroborée devant la Cour par l’envoi de documents.

41.  Le Gouvernement souligne que les allégations relatives à un danger d’être exposé à la torture ou à des traitements inhumains et dégradants doivent être étayées par des éléments de preuve adéquats. Or, le requérant n’a aucunement étayé ses allégations de torture bien qu’il soit actuellement en liberté et en mesure de prouver d’avoir fait l’objet de torture en prison.

42.  La situation en Tunisie ne serait pas différente de celle prévalant dans certains États parties à la Convention. De plus, le Gouvernement voit mal la valeur qui pourrait être attribuée au rapport du Département d’État des États-Unis d’Amérique, pays qui ne serait « certes pas un modèle en ce qui concerne le traitement des personnes suspectées de terrorisme ». Les autorités tunisiennes, qui selon le rapport américain ne se sont jamais rendues coupables d’enlèvements ou d’assassinats, exerceraient une surveillance efficace sur le territoire national. Le Gouvernement souligne que la population tunisienne compte moins de dix millions d’habitants,
et estime que de ce fait, la présente espèce est différente de l’affaire
Chahal c. Royaume-Uni (Recueil des arrêts et décisions 1996-V, 15 novembre 1996), où la Cour avait exprimé des doutes quant à la capacité du gouvernement indien de résoudre le problème des violations des droits de l’homme perpétrées par certains des membres des forces de sécurité.

43.  Il note en outre que la Tunisie a ratifié de nombreux instruments internationaux en matière de protection des droits de l’homme, y compris un accord d’association avec l’Union européenne, organisation internationale qui, selon la jurisprudence de la Cour, est présumée offrir une protection des droits fondamentaux « équivalente » à celle assurée par la Convention. Les autorités tunisiennes permettraient par ailleurs à la Croix-Rouge internationale et à « d’autres organismes internationaux » de visiter les prisons, les unités de détention provisoire et les lieux de garde à vue. De l’avis du Gouvernement, on peut présumer que la Tunisie ne s’écartera pas des obligations qui lui incombent en vertu des traités internationaux.

44.  Quant à la situation personnelle du requérant, le Gouvernement rappelle que celui-ci n’a été expulsé qu’après l’obtention d’assurances formelles qu’il ne serait pas soumis à des traitements contraires à la Convention.

45.  A cet égard, il fait valoir que les assurances diplomatiques concernant le requérant ne proviennent pas de l’avocat général à la direction générale des services judiciaires, mais du Ministère tunisien des Affaires Étrangères, soit l’autorité compétente pour donner ces assurances au nom de l’Etat. A ce propos, il invite la Cour à s’écarter de ses conclusions dans l’affaire Ben Khemais (précité, § 59) concernant le manque de compétence de l’avocat général à la direction générale des services judiciaires pour donner des assurances diplomatiques au nom de l’Etat tunisien.

46.  Par ailleurs, les garanties fournies par les autorités tunisiennes avant l’expulsion auraient été confirmées une fois le requérant arrivé en Tunisie. Se référant à la réponse des autorités tunisiennes du 19 octobre 2009, le Gouvernement affirme que le requérant n’a été détenu que pendant trois jours, du 7 au 10 août 2009, au cours desquels il n’a subi aucun mauvais traitement.

2.  Appréciation de la Cour

47.  Les principes généraux relatifs à la  responsabilité des États contractants en cas d’expulsion, aux éléments à retenir pour évaluer
le risque d’exposition à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention et à la notion de « torture » et de « traitements inhumains et dégradants » sont résumés dans l’arrêt Saadi (précité, §§ 124-136), dans lequel la Cour a également réaffirmé l’impossibilité de mettre en balance le risque de mauvais traitements et les motifs invoqués pour l’expulsion afin de déterminer si la responsabilité d’un Etat est engagée sur le terrain de l’article 3 (§§ 137-141).

48.  La Cour rappelle les conclusions auxquelles elle est parvenue dans l’affaire Saadi précitée (§§ 143-146), qui étaient les suivantes :

- les textes internationaux pertinents font état de cas nombreux et réguliers de torture et de mauvais traitements infligés en Tunisie à des personnes soupçonnées ou reconnues coupables de terrorisme ;

- ces textes décrivent une situation préoccupante ;

- les visites du Comité international de la Croix-Rouge dans les lieux de détention tunisiens ne peuvent dissiper le risque de soumission à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention.

49.  La Cour ne voit en l’espèce aucune raison de revenir sur ces conclusions, qui se trouvent d’ailleurs confirmées par le rapport 2008 d’Amnesty International relatif à la Tunisie et par la déclaration du Rapporteur spécial des Nations Unies du 26 janvier 2010 (voir les paragraphes 28 et 29 ci-dessus), quant à l’existence d’un risque pour le requérant d’être soumis à des traitements contraires à la Convention en cas d’expulsion. A cet égard, la Cour rappelle que le requérant a été poursuivi et condamné en Italie pour participation au terrorisme international.

50. Dans ces conditions, la Cour estime qu’en l’espèce, des faits sérieux et avérés justifient de conclure à un risque réel de voir le requérant subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention en Tunisie (voir, mutatis mutandis, Saadi, précité, § 146). Il reste à vérifier si les assurances diplomatiques fournies par les autorités tunisiennes suffisaient à écarter ce risque et si les renseignements relatifs à la situation du requérant après son expulsion ont confirmé l’avis du gouvernement défendeur quant au bien-fondé des craintes du requérant.

51.  A cet égard, la Cour rappelle, premièrement, que l’existence de textes internes et l’acceptation de traités internationaux garantissant, en principe, le respect des droits fondamentaux ne suffisent pas, à elles seules, à assurer une protection adéquate contre le risque de mauvais traitements lorsque, comme en l’espèce, des sources fiables font état de pratiques des autorités – ou tolérées par celles-ci – manifestement contraires aux principes de la Convention (Saadi, précité, § 147 in fine). Deuxièmement, il appartient à la Cour d’examiner si les assurances données par l’État de destination fournissent, dans leur application effective, une garantie suffisante quant à la protection du requérant contre le risque de traitements interdits par la Convention (Chahal, précité, § 105). Le poids à accorder aux assurances émanant de l’État de destination dépend en effet, dans chaque cas, des circonstances prévalant à l’époque considérée (Saadi, précité, § 148 in fine).

52.  En la présente espèce, le ministère des Affaires étrangères tunisien a assuré que la dignité humaine du requérant serait respectée en Tunisie, qu’il ne serait pas soumis à la torture, à des traitements inhumains ou dégradants ou à une détention arbitraire, qu’il bénéficierait de soins médicaux appropriés et qu’il pourrait recevoir des visites de son avocat et des membres de sa famille. Outre les lois tunisiennes pertinentes et les traités internationaux signés par la Tunisie, ces assurances reposent sur les éléments suivants :

- les contrôles pratiqués par le juge d’exécution des peines, par le comité supérieur des droits de l’homme et des libertés fondamentales (institution nationale indépendante) et par les services de l’inspection générale du ministère de la Justice et des Droits de l’homme ;

- deux cas de condamnation d’agents de l’administration pénitentiaire et d’un agent de police pour mauvais traitements ;

- la jurisprudence interne, aux termes de laquelle un aveu extorqué sous la contrainte est nul et non avenu (voir le paragraphe 27 ci-dessus).

53.  La Cour note, cependant, que, compte tenu du fait que des sources internationales sérieuses et fiables ont indiqué que les allégations de mauvais traitements n’étaient pas examinées par les autorités tunisiennes compétentes (Saadi, précité, § 143), le simple rappel de deux cas de condamnation d’agents de l’Etat pour coups et blessures sur des détenus ne saurait suffire à écarter le risque de tels traitements ni à convaincre la Cour de l’existence d’un système effectif de protection contre la torture, en l’absence duquel il est difficile de vérifier que les assurances données seront respectées. A cet égard, la Cour rappelle que dans son rapport 2008 relatif à la Tunisie, Amnesty International a précisé notamment que, bien que de nombreux détenus se soient plaints d’avoir été torturés pendant leur garde à vue, « les autorités n’ont pratiquement jamais mené d’enquête ni pris une quelconque mesure pour traduire en justice les tortionnaires présumés ».

54.  De plus, dans l’arrêt Saadi précité (§ 146), la Cour a constaté une réticence des autorités tunisiennes à coopérer avec les organisations indépendantes de défense des droits de l’homme, telles que Human Rights Watch. Dans son rapport 2008 précité, Amnesty International a par ailleurs noté que bien que le nombre de membres du comité supérieur des droits de l’homme ait été accru, celui-ci « n’incluait pas d’organisations indépendantes de défense des droits fondamentaux ». L’impossibilité pour le représentant du requérant devant la Cour de rendre visite à son client emprisonné en Tunisie confirme la difficulté d’accès des prisonniers tunisiens à des conseils étrangers indépendants même lorsqu’ils sont parties à des procédures judiciaires devant des juridictions internationales. Ces dernières risquent donc, une fois un requérant expulsé en Tunisie, de se trouver dans l’impossibilité de vérifier sa situation et de connaître d’éventuels griefs qu’il pourrait soulever quant aux traitements auxquels il est soumis. Pareilles vérifications semblent également impossibles au gouvernement défendeur, dont l’ambassadeur ne pourra pas voir le requérant dans son lieu de détention.

55.  Dans ces circonstances, la Cour ne saurait souscrire à la thèse du Gouvernement selon laquelle les assurances données en la présente espèce offrent une protection efficace contre le risque sérieux que court le requérant d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Soldatenko c. Ukraine, n2440/07, §§ 73-74, 23 octobre 2008). Elle rappelle au contraire le principe affirmé par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe dans sa résolution 1433(2005), selon lequel les assurances diplomatiques ne peuvent suffire lorsque l’absence de danger de mauvais traitement n’est pas fermement établie.

56.  Pour ce qui est, enfin, des arguments du Gouvernement concernant la situation du requérant en Tunisie, il convient de rappeler que si, pour contrôler l’existence d’un risque de mauvais traitements, il faut se référer en priorité aux circonstances dont l’Etat en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’expulsion (Saadi, précité, § 133), cela n’empêche pas la Cour de tenir compte de renseignements ultérieurs, qui peuvent servir à confirmer ou infirmer la manière dont la Partie contractante concernée a jugé du bien-fondé des craintes d’un requérant (Mamatkulov et Askarov, précité, § 69 ; Trabelsi c. Italie, no 50163/08, § 49, 13 avril 2010).

57.  La Cour relève tout d’abord que les versions des parties sont divergentes quant aux événements postérieurs à l’expulsion du requérant. En tout état de cause, compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, elle considère que les renseignements fournis par le Gouvernement ne sont pas en mesure de la rassurer quant à la manière dont l’Italie a jugé du bien-fondé des craintes du requérant au moment de l’expulsion.

58.  Partant, la mise à exécution de l’expulsion du requérant vers la Tunisie a violé l’article 3 de la Convention.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

59.  Le requérant allègue que son expulsion vers la Tunisie le priverait des liens affectifs avec son épouse et ses trois enfants résidant en Italie, garantis par l’article 8 de la Convention.

60.  Le Gouvernement conteste cette thèse.

61.  La Cour considère que ce grief est recevable (Saadi, précité, § 163). Cependant, ayant constaté que l’expulsion du requérant vers la Tunisie a constitué une violation de l’article 3 de la Convention, elle n’estime pas nécessaire de trancher séparément la question de savoir si ladite expulsion a méconnu également le droit au respect de la vie privée et familiale du requérant.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 34 DE LA CONVENTION

62.  Le requérant dénonce le non-respect par le gouvernement italien de la mesure provisoire indiquée en vertu de l’article 39 du règlement de la Cour par la présidente de la deuxième section.

63.  Le Gouvernement estime ne pas avoir manqué à ses obligations.

64.  La Cour estime que ce grief se prête à être examiné sous l’angle de l’article 34 de la Convention, qui se lit ainsi :

« La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »

A.  Sur la recevabilité

65.  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Arguments des parties

66.  Le requérant affirme que son expulsion a entravé son droit à un recours individuel tel que protégé par l’article 34 de la Convention. Il fait valoir être sous la menace constante de représailles de la police et déclare être empêché de s’exprimer librement à propos des traitements subis pendant sa détention.

67.  Le Gouvernement affirme que l’expulsion du requérant, qui est actuellement en liberté et qui a toujours gardé les contacts avec son conseil, n’a entravé ni l’exercice par le requérant de son droit de recours individuel ni l’examen efficace de la requête par la Cour.

2.  Appréciation de la Cour

a)  Principes généraux

68.  La Cour rappelle que l’article 39 du règlement habilite les chambres ou, le cas échéant, leur président à indiquer des mesures provisoires. De telles mesures n’ont été indiquées que lorsque cela était strictement nécessaire et dans des domaines limités, en principe en présence d’un risque imminent de dommage irréparable. Dans la grande majorité des cas, il s’agissait d’affaires d’expulsion et d’extradition. Les affaires dans lesquelles les Etats ne se sont pas conformés aux mesures indiquées sont rares (Mamatkulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, §§ 103-105, CEDH 2005-I).

69.  Dans des affaires telles que la présente, où l’existence d’un risque de préjudice irréparable à la jouissance par le requérant de l’un des droits qui relèvent du noyau dur des droits protégés par la Convention est alléguée de manière plausible, une mesure provisoire a pour but de maintenir le statu quo en attendant que la Cour se prononce sur la justification de la mesure. Dès lors qu’elle vise à prolonger l’existence de la question qui forme l’objet de la requête, la mesure provisoire touche au fond du grief tiré de la Convention. Par sa requête, le requérant cherche à protéger d’un dommage irréparable le droit énoncé dans la Convention qu’il invoque. En conséquence, le requérant demande une mesure provisoire, et la Cour l’accorde, en vue de faciliter « l’exercice efficace » du droit de recours individuel garanti par l’article 34 de la Convention, c’est-à-dire de préserver l’objet de la requête lorsqu’elle estime qu’il y a un risque que celui-ci subisse un dommage irréparable en raison d’une action ou omission de l’Etat défendeur (Mamatkulov et Askarov, précité, § 108).

70.  Dans le cadre du contentieux international, les mesures provisoires ont pour objet de préserver les droits des parties, en permettant à la juridiction de donner effet aux conséquences de la responsabilité engagée dans la procédure contradictoire. En particulier, dans le système de la Convention, les mesures provisoires, telles qu’elles ont été constamment appliquées en pratique, se révèlent d’une importance fondamentale pour éviter des situations irréversibles qui empêcheraient la Cour de procéder dans de bonnes conditions à un examen de la requête et, le cas échéant, d’assurer au requérant la jouissance pratique et effective du droit protégé par la Convention qu’il invoque. Dès lors, dans ces conditions, l’inobservation par un Etat défendeur de mesures provisoires met en péril l’efficacité du droit de recours individuel, tel que garanti par l’article 34, ainsi que l’engagement formel de l’Etat, en vertu de l’article 1, de sauvegarder les droits et libertés énoncés dans la Convention. De telles mesures permettent également à l’Etat concerné de s’acquitter de son obligation de se conformer à l’arrêt définitif de la Cour, lequel est juridiquement contraignant en vertu de l’article 46 de la Convention (Mamatkulov et Askarov, précité, §§ 113 et 125).

71.  Il s’ensuit que l’inobservation de mesures provisoires par un État contractant doit être considérée comme empêchant la Cour d’examiner efficacement le grief du requérant et entravant l’exercice efficace de son droit et, partant, comme une violation de l’article 34 (Mamatkulov et Askarov, précité, § 128).

b)  Application de ces principes au cas d’espèce

72.  En l’occurrence, l’Italie ayant expulsé le requérant vers la Tunisie, le niveau de protection des droits énoncés dans l’article 3 la Convention que la Cour pouvait garantir à l’intéressé a été amoindri de manière irréversible. Elle a pour le moins ôté toute utilité à l’éventuel constat de violation de la Convention, le requérant ayant été éloigné vers un pays qui n’est pas partie à cet instrument, où il alléguait risquer d’être soumis à des traitements contraires à celle-ci.

73.  En outre, l’efficacité de l’exercice du droit de recours implique aussi que la Cour puisse, tout au long de la procédure engagée devant elle, examiner la requête selon sa procédure habituelle.

74.  En l’espèce, le requérant a été expulsé. La Cour note que, après une période de détention, il a été remis en liberté et a pu reprendre contact avec son avocat. Cependant, de cette réalité constatée après la décision d’appliquer la mesure provisoire, il ne découle pas que le Gouvernement a respecté son obligation de n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace du droit garanti par l’article 34 : dès lors qu’il est plus difficile pour le requérant d’exercer son droit de recours en raison des actions du Gouvernement, l’exercice des droits garantis par cet article est entravé (Chtoukatourov c. Russie, no 44009/05, § 147, 27 mars 2008).

75.  La Cour ne peut qu’observer que la durée et les conditions de la détention du requérant demeurent à ce jour non précisées par les parties, faute notamment de la possibilité pour le requérant et pour son avocat d’accéder au dossier devant les autorités tunisiennes. De plus, la Cour note que le Gouvernement défendeur, avant d’expulser le requérant, n’a pas demandé la levée de la mesure provisoire adoptée aux termes de l’article 39 du règlement de la Cour, qu’il savait être toujours en vigueur.

76.  Les faits de la cause, tels qu’ils sont exposés ci-dessus, montrent clairement qu’en raison de son expulsion vers la Tunisie, le requérant n’a pu développer tous les arguments pertinents pour sa défense et que l’arrêt de la Cour risque d’être privé de tout effet utile. En particulier, le fait que le requérant a été soustrait à la juridiction de l’Italie constitue un obstacle sérieux qui pourrait empêcher le Gouvernement de s’acquitter de ses obligations (découlant des articles 1 et 46 de la Convention) de sauvegarder les droits de l’intéressé et d’effacer les conséquences des violations constatées par la Cour. Cette situation a constitué une entrave à l’exercice effectif par le requérant de son droit de recours individuel garanti par l’article 34 de la Convention.

c)  Conclusion

77.  Compte tenu des éléments en sa possession, la Cour conclut qu’en ne se conformant pas à la mesure provisoire indiquée en vertu de l’article 39 de son règlement, l’Italie n’a pas respecté les obligations qui lui incombaient en l’espèce au regard de l’article 34 de la Convention.

IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

78.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

79.  Le requérant réclame 50 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

80.  Le Gouvernement considère ce montant excessif.

81.  La Cour estime que le requérant a subi un tort moral certain en raison de la mise à exécution de la décision de l’expulser. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle lui octroie 15 000 EUR à ce titre.

B.  Frais et dépens

82.  Justificatifs à l’appui, le requérant demande également 7 469,99 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions italiennes et 14 046 EUR pour ceux engagés devant la Cour.

83.  Le Gouvernement s’y oppose.

84.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge excessifs les montants sollicités à titre de frais et dépens. Elle estime raisonnable la somme de 1 500 EUR pour la procédure devant les autorités nationales et la somme de 5 000 EUR pour la procédure devant elle, et les accorde au requérant.

C.  Intérêts moratoires

85.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

 

2.  Dit, à l’unanimité, que la mise à exécution de la décision d’expulser le requérant vers la Tunisie a violé l’article 3 de la Convention ;

 

3.  Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément si la mise à exécution de la décision d’expulser le requérant vers la Tunisie a violé l’article 8 de la Convention ;

 

4.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 34 de la Convention ;

 

5.  Dit, à l’unanimité,

a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

(i)  15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

(ii)  6 500  EUR (six mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

6.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 avril 2011, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

       Stanley Naismith                                                          Françoise Tulkens
              Greffier                                                                        Présidente

 

 

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges David Thór Björgvinsson, Popović et Malinverni.

F.T.
S.H.N.


OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DU JUGE MALINVERNI, À LAQUELLE SE RALLIENT LES JUGES DAVID THÓR BJÖRGVINSSON ET POPOVIC

1.  J’ai voté contre le point 3 du dispositif de l’arrêt, par lequel la Cour affirme « qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément si la mise à exécution de la décision d’expulser le requérant vers la Tunisie a violé l’article 8 de la Convention ». En effet, lorsqu’un requérant allègue la violation de plusieurs articles de la Convention, comme dans le cas d’espèce, il a en principe le droit à ce que la Cour se prononce sur l’éventuelle violation de chacun d’eux. Or, dans la présente affaire, outre une violation de l’article 3 de la Convention, le requérant avait également allégué que son expulsion le priverait des liens affectifs avec son épouse et ses trois enfants résidant en Italie.

 

2.  La Cour a cependant jugé que, ayant constaté que l’expulsion vers la Tunisie a constitué une violation de l’article 3, « elle n’estime pas nécessaire de trancher séparément la question de savoir si ladite expulsion a méconnu également le droit au respect de la vie privée et familiale du requérant » (par. 62). Elle se réfère à ce propos à l’arrêt Saadi c. Italie du 28 février 2008, [GC] (no 37201/06).

 

3.  Ce faisant, la Cour ne tient cependant pas compte d’une différence fondamentale qui sépare ces deux affaires. En effet, dans l’affaire Saadi, le requérant n’avait pas été expulsé au moment où la Cour a rendu son arrêt. Celle-ci s’était donc limitée à constater que son expulsion constituerait une violation de l’article 3 de la Convention (par. 149 de l’arrêt Saadi). Dans ces conditions, elle pouvait à bon droit estimer qu’elle n’avait aucun motif de douter que le gouvernement défendeur se conformerait à son arrêt et que, par conséquent, il n’était « pas nécessaire de trancher la question hypothétique[1]de savoir si, en cas d’expulsion vers la Tunisie, il y aurait aussi violation de l’article 8 de la Convention » (par. 170 de l’arrêt Saadi).

 

4.  Il en va tout autrement dans la présente affaire. Contrairement à l’affaire Saadi, ici la décision d’expulser le requérant a été mise à exécution (par. 20 et 21). Contrairement à l’affaire Saadi, la Cour n’a pas dit que « la décision d’expulser l’intéressé violerait l’article 3 de la Convention si elle était mise à exécution (par. 149 de l’arrêt Saadi), mais que « la mise à exécution de l’expulsion du requérant vers la Tunisie a violé l’article 3 de la Convention (par. 59).

 

5.  Dans ces conditions, l’éventuelle violation de l’article 8 de la Convention ne peut plus être considérée comme une « question hypothétique ». Du fait de l’expulsion, elle est devenue une réalité. Le requérant a effectivement été séparé de son épouse et de ses trois enfants. La Cour n’aurait dès lors pas dû se satisfaire, comme elle l’a fait dans l’arrêt Saadi, d’examiner la requête sous le seul angle de l’article 3. Elle aurait également dû examiner le bien-fondé du grief tiré de la violation alléguée de l’article 8.[2]

 

7.  Face à ce défi, qui relève de soucis contradictoires, la Cour ne doit pas perdre de vue que la solution à rechercher doit toujours s’inspirer des valeurs véhiculées par la Convention et sa jurisprudence.

 

8.  Ainsi, il nous semble que si la Section souhaitait se départir de la jurisprudence fixée par la Grande Chambre, elle devrait alors se dessaisir de l’affaire au profit de la Grande Chambre.



[1] C’est nous qui soulignons.

[2] A mon avis, la Cour aurait déjà dû adopter la démarche qui est préconisée ici dans l’arrêt Trabelsi c. Italie, du 13 juillet 2010 (n° 50163/08), qui présente de très grandes ressemblances avec la présente affaire.